REZ-DE-CHAUSSEE

Règlement Régional d’Urbanisme (RRU)1

«Titre VII La voirie, ses accès et ses abords

Art. 9 Rez-de-chaussée […]

Les rez-de-chaussée aveugles, c’est-à-dire dont la surface de façade comporte moins de 20 % de baies, ou d’autres ouvertures telles que portes d’entrée ou de garage, à l’exception des murs de clôture, sont interdits.

Art. 10 Éléments en saillie sur la façade à rue

  • 1. Les éléments en saillie sur la façade à rue implantés à l’alignement ne peuvent constituer un danger pour les passants, ni une gêne pour les voisins.

Par rapport au front de bâtisse, les éléments en saillie sur la façade n’excèdent pas 0,12 m sur les 2,50 premiers mètres de hauteur de la façade, et un mètre au-delà.

Les évacuations de gaz brûlés et de systèmes de ventilation ainsi que les installations techniques de conditionnement d’air sont interdites en façade avant et ne peuvent être visibles à partir de la voie publique. »

© Elisabetta Rosa

Un jet d’air chaud qui goûte le pain sort du sous-sol d’un supermarché, jour et nuit, sept jours sur sept.

Seule partie piétonne de la rue, celle qui a la longueur d’un pâté de maisons (ou plutôt d’un immeuble qui à lui seul forme un pâté de maisons).

Le matelas, la couverture, le bruit et l’odeur de l’air chaud, un assemblage d’éléments qui prolongent l’épaisseur de la façade et forment une sorte de protubérance, une excroissance de la peau du bâti.

 

Les passants se tiennent à l’écart, peu importe la saison.

Quelle est la topographie du pli ?

Règlement sur les Bâtisses, Ville de Bruxelles, 1936

« Titre IX – Aspects des façades et des parties de constructions vues de la voie publique

Art. 36 […]

Les parties extérieures d’une construction quelconque, qui sont visibles de la voie publique, ne pourront être peintes, enduites ou rejointoyées en des couleurs pouvant nuire au caractère et à la beauté desdites voies publiques.

Art. 37 […]

Sur ces façades, pignons et murs, il ne pourra jamais être apposé ou peint aucune espèce d’enluminure, texte, dessin, réclame ou enseigne quelconque ».

© Elisabetta Rosa

Un papillon est resté accroché à la façade, malgré le jet d’air chaud qui sort de l’ouverture, jour et nuit.

Je me demande si les personnes qui viennent dormir ici ont remarqué sa présence.

À chaque fois que je passe par là, je vérifie que le papillon ne soit pas parti.

Le pli, ce ne doit pas forcément être visible pour qu’on s’en aperçoive. Les espaces en gardent les traces, ou alors ces traces se trouvent dans les souvenirs.

© Séverin Malaud, 2022

Mariana

Mariana passe toute la journée assise sur une marche, devant un magasin fermé.

Elle s’y installe le matin, vers 8 h 30 et repart vers 18 h. La nuit, elle dort dans un des hébergements du Samu social ; ils ont des horaires assez stricts.

Elle a un cabas avec l’essentiel dedans : un pull, un parapluie, une bouteille de lait et un carton de vin, un bout de carton pour se protéger du froid de la pierre.

Elle s’assoit, place ces objets de part et d’autres, et délimite ainsi un espace qui est juste un peu plus grand que son assise. Puis elle sort du cabas un bout de pain et donne à manger aux pigeons. Les gestes qu’elle répète pour prendre et jeter les miettes alternent avec les cigarettes qu’elle fume tout au long de la journée, et avec l’ouverture-fermeture du parapluie qu’elle utilise pour se protéger de la pluie et du soleil.

Je lui demande si je peux m’asseoir à côté d’elle.

Elle est originaire de Roumanie.

Nos échanges sont médiatisés par Google Translate, je ne parle pas roumain et elle parle très peu français.

Elle récite une comptine qu’elle a composée, et me demande de l’enregistrer avec mon téléphone.

Quand ma mère m’a mise au monde

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Quand ma mère m’a mise au monde
Elle était très contente
Elle m’a éduquée, elle m’a bercée
Et elle m’a envoyé en Belgique
Pour que, dans la rue,
Je fasse la manche tant bien que mal,
De bon cœur ou à contrecœur
Au final, les gens me donnent quelques sous
Je ne souhaite à personne autant de chagrin que le mien
À cause de trop de chagrin, j’en suis arrivée à détester les gens.

Elle me demande de réécouter l’enregistrement. Quelques larmes se forment dans ses yeux.

Puis elle se souvient d’une autre poésie qu’elle a apprise.

Je regarde la lune, elle est levée.
Je regarde dans la cour
Raconte-la à ton homme – me dit-elle, en s’interrompant – tu verras.

Je regarde la lune, elle est levée
Je regarde la cour, pas de bûches empilées
Je regarde ma bourse, ma bourse est vide
Je rentre, ma femme est mal tournée
Elle veut pas baiser
Bon Dieu de femme! Qu’est-ce que je peux faire?
Va’t-en mégère!
Rentre à la maison pour prendre du bon temps!
Grimpe dans le lit
Tu vas voir comme je vais te tirer

En Roumanie, Mariana était cuisinière à la cantine des militaires. Elle avait fait des études pour cela, et avait aussi un livret militaire. À la cantine, elles étaient au total dix cuisinières.

Une autre poésie vient rythmer ses souvenirs.

Je regardais la mer au loin et les vagues bleutées nous berçaient doucement
Deux, trois marins s’approchaient en trinquant et en s’amusant
Un d’entre eux sentit l’amour l’envahir
Lorsque, sur les rives, une fillette toucha son verre
«Je ne veux pas de ton verre, cher marin
Parce que le destin me le dit : tu es un criminel!»
Il était une fois deux amoureux, comme deux mirabelliers en fleurs
Les mirabelliers ont perdu leurs fleurs et les deux amoureux se sont noyés
Quand les parents l’ont appris, ils se sont précipités pour trouver les marins
«Ohé marins! Ohé marins!
Je vous donne une bourse remplie d’argent!»
«Tu peux nous donner tout ton argent
On a sorti les jeunes de l’eau, ils sont morts.
Les deux amoureux enlacés, assoiffés d’amour».
Ils les ont enterrés tous les deux au bord d’un village
Les passants vont maudissant
Maudissant les parents qui ont séparé les amants
Maudissant les parents qui ont séparé les amants

Elle est au Samu depuis cinq ans. Là-bas, peut-être, elle pourra écrire d’autres poésies. Pas ici, dans la rue. Là-bas, on peut se poser, elle me dit.

Je suis passé dans ce coin de rue plusieurs fois (une centaine ? peut-être plus), le soir, quand elle n’était plus là. Aucune trace de sa présence, ni des miettes, ni des mégots, ni des taches de vin.

Une seule fois, un verre en plastique oublié.

© Elisabetta Rosa

Cet espace était et reste pour moi un espace dense, et le pli que son corps crée tout au long de la journée continue d’exister, quand elle s’en va, par l’épaisseur de sa voix quand elle se raconte à travers les poèmes.

© Elisabetta Rosa

Une femme

Je ne connais pas le nom de cette femme.

Je l’ai vue un dimanche au petit matin – j’étais sortie avec mon chien. Assise, elle passait un rasoir sur ses jambes allongées, le pantalon remonté jusqu’au genou.

La rue était silencieuse, il n’y avait personne d’autre, aucune voiture.

Le bruit du rasoir sur la peau résonnait dans l’espace vide. Elle chantait, tout bas, une mélodie à peine perceptible.

Cette combinaison de sons – la lame du rasoir, sa voix – participait de la définition des limites de son espace personnel, occupé par son corps et rempli par les mouvements du bras le long de ses jambes, du bas vers le haut.

Je ne crois pas qu’elle ait perçu ma présence, je n’ai pas osé m’approcher et envahir ce moment intime ; au contraire, j’ai accéléré le pas et je me suis éloignée.

Je suis revenue le lendemain, elle dormait. Puis elle est partie.

 

J’aurais voulu lui demander si elle faisait ça tous les jours, se raser les jambes, ou bien une fois de temps en temps, ou peut-être tous les dimanches ; si le paysage sonore de cette rue, le calme, le silence lui convenaient particulièrement.

J’aurais voulu percevoir si dans cet espace creux et courbe il y avait une réverbération particulière du son de sa voix.

Je n’ai pas eu l’occasion de le faire. Je peux seulement raconter l’expérience que j’ai vécue lors de cette rencontre, éphémère et pourtant intime, avec cette femme et avec l’ambiance sonore, celle qui se reproduit dans ma mémoire chaque fois que je repasse par là.

© Elisabetta Rosa

REZ-DE-CHAUSSEE