Une autre géographie possible de la ville « sans-abri » – pourvu que celle-ci existe réellement, et qu’on prenne le temps de la chercher – est celle qui se dessine le long des voies publiques, là où la surface de la ville se met en mouvement. Des plis, des épaisseurs habitables sont ainsi produits par les bancs, ou par la ligne de rencontre entre la façade et le trottoir. Ces plis abritent et sont à leur tour modifiés, multipliés par le corps et l’espace personnel de trois femmes – vera, elise et mariana. Leurs histoires remplissent de sens et de vie une de ces villes multiples qu’est Bruxelles.
VOIRIE
subst. fém.3
A. Ensemble de voies de circulation terrestres, fluviales (fleuves et canaux), maritimes (rivages et ports), aériennes (aérodromes) et de leurs dépendances, aménagé et entretenu par l’administration publique […]
B. Admin. Partie de l’administration publique ayant pour objet l’établissement et l’entretien des rues et des voies de communication […]
C. Lieu où l’on portait les ordures, les immondices, les vidanges, les fumiers et les débris d’animaux […]
Synonyme Décharge […]
Argot Personne méprisable.
Il y a là une signification immédiate – l’espace physique de la rue, de la voie publique.
Il y a aussi une signification figurée dont l’histoire longue raconte la translation du signifiant au signifié, de l’espace (voirie) à l’objet (déchet) ou au corps (personne méprisable). Histoire longue, car au XVIe siècle on mentionnait la voirie en tant que « lieu où sont déposées les ordures et les immondices », et que ces immondices, par métonymie, indiquaient « les rebuts de la société » et devenaient ensuite, au XVIIe siècle, une « personne méprisable »1.
Aujourd’hui, l’organisation de la collecte des déchets ménagers et commerciaux à Bruxelles prévoit qu’on dépose les sacs-poubelle devant l’entrée des immeubles, magasins, bars et restaurants, selon un calendrier prédéfini. Les camions passent tôt le matin du dimanche et du mercredi. Les sacs peuvent être déposés le soir précédent, à partir de 17 h.
Certaines personnes partagent ce même rythme de la pose et récolte des sacs-poubelle.
« Les gardiens… ça va, ils me laissent tranquille, il suffit que je m’installe après 22 h et que je disparaisse avant que le soleil se lève », me disait Philippe assis sur un banc, en m’indiquant du regard les cartons qu’il avait laissés à moitié cachés sous les arcades derrière nous.
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© Séverin Malaud, 2022
Le corps inscrit dans les plis de l’architecture montre et en même temps perturbe les limites qui séparent le corps privé du corps public de l’espace urbain.
Le pli
Chaque pli est constitutivement double. Chaque côté est tendu par l’autre. Chaque côté est la raison de l’autre. Il est en même temps un dedans et un dehors. Il permet de les penser simultanément.
Le pli est un espace tridimensionnel, il perce la surface et s’étend au-delà de celle-ci, en profondeur.
Il implique une surface plus étendue que celle – plate – qui l’accueille. Il est la dynamique qui informe l’espace – matériel, organique, immatériel. Il résulte de forces de compression et de dilatation qui ne se contredisent pas, mais coexistent et agitent l’espace.
Pour G. Deleuze 2, le pli « c’est presque une conception musculaire de la matière », une matière qui est vivante, imprégnée de vie, cette vie qui traverse toute chose, humaine et non-humaine.
Cette matière, elle se tend et se dilate, elle se comprime et explose.
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Piero Manzoni, « Achrome », 1959
Photo © melina1965. 15 – Paris – Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou – Piero Manzoni, Achrome, 1959, Kaolin sur toile plissée – Détail (CC BY-NC-SA 2.0). Source : flickr.com
Les personnes sans-abri habitent les plis qui existent dans la ville, entre les façades et la rue, la marche du trottoir, un banc.
Elles performent les plis, et leur corps les multiplie.
Elles n’habitent pas seulement l’espace plat entre les plis, mais leur corps lui-même devient pli.
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© Séverin Malaud, 2022